Pendant des siècles, le mépris de classe s’est accumulé comme un état de fait, se vérifiant et se consolidant de la mythologie de la lignée, avant d’utiliser celle du mérite. Il est vrai qu’à parcourir les campagnes le lettré d’hier ne découvrait souvent que la misère au jour le jour, l’ignorance tenue pour crasse, les superstitions obscurément religieuses, et l’âpre appât au gain des plus pauvres luttant pour survivre. Pour faire émerger l’idée de la démocratie, au moment des Lumières, il a fallu songer à une instruction du peuple, il a fallu miser sur une égalité intellectuelle et une clarté de jugement qui se devait être en hypothèse la plus également partagée. Les premières révolutions étaient loin de ce but, mais en dessinaient l’horizon. Alors, ils se disaient qu’il n’avaient pas tort, ceux qui aux XVIIIe et XIXe siècle (dire qu’ils existent encore) considéraient qu’il faut adjoindre à la démocratie sinon un tyran éclairé, une sorte de comité de sages, gouvernant en son nom un peuple à la fois trop affairé et trop ignorant pour ce faire. Intellectuellement, on se rassurait : toute la tradition philosophique s’appuyait sur l’intimidant Platon, le plus antidémocratique, le plus totalitaire des philosophes antiques, dont les positions avaient plu à l’Eglise, avant de plaire aux lettrés ; toute l’architecture du savoir légitime s’appuyait sur ces jalons, qui distinguaient adroitement les bergers du troupeau, et triaient les détenteurs du savoir et des accès aux Idées, des gens du vulgaire.
Le problème de l’articulation d’aujourd’hui, car aujourd’hui est toujours une articulation entre un hier plus ou moins connu et un demain par nature excessif aux prévisions, c’est que le mépris de classe tenant pour vrai que le peuple ne jure que par la vulgarité d’un présentateur et les émissions de téléréalité (oxymore improbable) « parce qu’il le vaut bien » pour reprendre le slogan le plus significatif de cette caste de dominants, ce mépris se heurte à la réalité d’une hausse générale des savoirs, et à une culture plus multiple qu’on imagine, à une multiplication des points d’accès au monde. Le paysan d’aujourd’hui, devenu le banlieusard dans les contrées duquel on ne s’aventure pas sans frissons, est infiniment plus connecté au monde que le savant d’il y a 50 ans. Et si les réseaux sociaux ne brillent pas toujours de particulière intelligence, la porosité des cultures, la confrontation des informations entre mainstream et théories complotistes créent la possibilité d’un espace délibératif beaucoup plus ouvert qu’auparavant, validant à terme l’émergence d’une conscience critique collective, beaucoup plus proche de l’idéal démocratique. Voilà ce que nos dirigeants d’aujourd’hui ne comprennent pas, parce que l’évidence dont ils héritent, l’état de fait ininterrogé, le mépris transparent dont ils héritent les aveugle. Pour eux, le peuple reste le peuple, c’est à dire un troupeau prêt à être gouverné.
Entendons-nous bien. L’éducation, l’instruction (au sens de la simple programmation des opinions) n’est effectivement pas la possibilité émancipatrice qu’on envisageait avant Bourdieu. Le capital symbolique à redistribuer pour renverser les processus de domination toujours à l’œuvre passe par l’art et la culture. L’Art et la culture sont politiques. L’Art est le seuil émancipateur. Il permet à chacun de parler. Il y a l’éducation, bien sûr, comme une série de narrations qu’on se raconte d’avance comme pour apprendre à vivre, et puis ensuite il y a l’Art, qui comme tout système de représentation nous arrache à la foi première des représentations sociales, nous sauve des rapports de force, met à jour la détermination des époques et des castes sociales. Bien sûr que la musique, la peinture, la littérature etc. et leurs sidérations brouillent les rapports du temps oisif et du travail, bien entendu que l’Art trouble l’originalité des rapports amoureux, qu’il opacifie comme une céramique la terre de notre terreur de mourir. L’art en ce sens, c’est une religiosité laïque, une sortie de tout commerce, un espace sacré sans religion. Le sentiment artistique vient se placer dans l’ajour de notre être, vacillant et lumineux comme une flamme, cédant et résistant alternativement à l’ombre, permettant toute interprétation des formes entrevues, dans le tremblement lent du vivant – et du fraternel – qui passe.
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