Mémoires

chronophotographie

Saut d’obstacle – Jules Marey 1894

On vieillit peut-être, mais peut-on vraiment dire que l’on dure ? On se substitue à soi-même jour après jour. Nos amours se métamorphosent. Il arrive qu’ils rompent. Puis la série de ce que l’on est, de ce qu’on a été, de ce qu’on sera, reprend. Cela ressemble aux chronophotographies de Jules Marey ou de Muybridge. On se surprend dans d’étranges contiguïtés, parfois plus étranger à soi-même qu’à son voisin du temps présent, parfois presque identique hormis que les protagonistes ont changé. Pareillement gigantesques dans nos métamorphoses, comme dépeints si subtilement dans l’enroulement sublime de la dernière phrase de La recherche du temps perdu, quand Proust se propose d’écrire une œuvre – où il ne manquera pas de « décrire les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant une place si considérable, à côté de celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place au contraire prolongée sans mesure, puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants plongés dans les années, à des époques si distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le Temps. »

Ces substitutions, ces métamorphoses d’ailleurs, l’Histoire les connaît aussi. La recherche d’identité reste illusoire pour ceux qui connaissent les temps longs. Ovide, envoyé en exil, prend conscience de soi quand il comprend qu’aux confins il n’est plus rien : rien face aux hordes de Jazyges et de Colchidiens, aux sauvages de Métérée, à la barbarie des Gètes, des Basternes et des Sarmates, rien quand un marchand rhète ou un Parthe également exilé cherchent à lui parler d’une grande ville de Pannonie dont il ignorait jusqu’à l’existence. Que reconnaitrions-nous de l’Europe dans 2000 ans ? Nos divisions nationales auxquelles certains tiennent comme à un ciment sont des narrations de paysages, et passagères tout autant : je n’oublie pas que la plupart de nos montagnes ont été des fonds de mer, pour y retrouver aujourd’hui encore tant de coquillages fossiles. La vérité se donne toujours en surplomb de temps, comme la chose qui vient après. Hormis qu’il y a toujours quelque chose qui nous décille, et qu’il y a toujours un après.

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