Nous sommes dans les montagnes du Rouergue, au début de l’été 1830. L’orbe du monde se réduit pour les paysans d’ici à une vallée ou presque : tout juste va-t-on à la foire à Rodez une fois l’an. A la tombée d’une nuit, un gamin de six ans, pieds nus dans une robe de grosse toile, est à l’affût dans les genêts : c’est qu’il a entendu un cliquetis doux et qu’il se demande ce qui dans cet obscur fouillis d’herbes peut bien faire ce bruit. A chaque fois qu’il bouge, prudemment le chant cesse. Il faut être patient. Il finit par cueillir une sauterelle, élégante, vernissée, tremblante et pâle dans la rare lumière du soir. Là voilà maigrement encagée dans ses mains. Il ne savait pas que les sauterelles chantaient. Il n’en connaissait jusqu’ici que le goût d’écrevisse des cuissots, quand il les chassait avec d’autres gamins. Ce chant aura peut-être décidé de sa vocation pensera-t-il beaucoup plus tard, une fois devenu le savant et le poète reconnu, et le premier psychologue des insectes dont il aura dévoilé patiemment les univers : Jean-Henri Fabre aura à force d’observations d’entomologiste, dont il fonde vraiment la science, décrit les comportements d’une foule d’insectes auxquels les humains jusqu’alors ne prêtaient qu’une attention de lisière, une attention équivalente à celle d’une queue de vache chassant quelques mouches. La question pour lui restera celle-là, derrière toute l’étrangeté, la beauté et parfois l’horreur des univers découverts : les hymènoptères, sphex, bembex ou autres diptères, bolbocènes, agarics, bousiers onthophages ont-ils une mémoire, des facultés d’apprentissage, une intelligence ? Sont-ils autre chose que des machines vivantes, mues par l’instinct ? La description très précise des comportements de certains insectes sociaux pouvait faire croire à une ingéniosité certaine : ils leur tendit patiemment certains pièges, leur posa des problèmes, auxquels parfois tel ou tel trouvait des solutions. Il combla des nids d’abeilles, des terriers de guêpes, découvrit des hypogées à papillons. Il fit tourner en rond sur un bord de vase des heures durant des chenilles processionnaires. Il s’aventura dans le monde limbique des larves de toutes sortes. Il en disséqua des quantités, releva des anatomies bizarres, des êtres sans yeux, des mœurs sexuelles étranges, des éclosions ingénieuses, des tueries machinales, des rapports de force nus, d’évidence sans sentiment. Derrière le rideau de nos inattentions, il détailla à la façon de l’enfant analphabète et émerveillé qu’il fut, la poésie, le courage, le sacrifice des petits êtres des sols et des écorces, rampants, volants, visqueux ou secs, en lutte perpétuelle pour se reproduire et ne pas mourir.