« Je ne compte pas mes emprunts, je les pèse… » disait Montaigne à propos de son travail littéraire. C’est qu’il se plaignait sans cesse de son « incroyable défaut de mémoire », « sa conscience ne retenant rien des états qu’elle a traversés ». « A chaque instant nous recommençons à vivre » continuait-il en souriant à demi. Pour mieux retenir la leçon des sagesses antiques il se met à annoter en marge des ouvrages qu’il lit ce qui finira par composer la matière des Essais – réunis comme en une « marqueterie mal jointe ». Enfin, à 38 ans, pour devenir lui-même, Montaigne rentre en « oisiveté ».
Lui aussi, tout autant que nous peut-être, vit à l’époque de grandes pestes mimétiques, où la sensation refoulée d’imitation se double d’une volonté affichée d’authenticité, de culte de la vraie foi, du tri barbare entre les nôtres et les vôtres. Rentrer en oisiveté – otium, terme latin généralement utilisé à l’époque – c’était se retirer des affaires (negotium) et cela n’était pas si rare pour les diplomates, les gens riches, ou les intellectuels. C’était un temps fait de méditations et de recherches studieuses, une retraite épisodique, parfois définitive. Et se délaisser définitivement des charges du monde, c’est ce que Montaigne voulait au départ, mais le monde et ses guerres allaient encore le rattraper. Il faudra la peste pour qu’il puisse enfin s’enfuir.
Il compare ce qu’il écrit à des « crotesques : qui sont peintures fantasques, n’ayans grâce qu’en la variété et estrangeté (…) rappiecez de divers membres, sans certaine figure, n’ayans ordre, suite, ny proportion que fortuite… » Il veut se peindre nu, sans fard, ni fardeau. Ecrire non pas l’être mais le passage : c’est dire les mouvements par lequel l’être quitte l’être. Fluxions, nuances, fruition de l’instant, variations perpétuelles. Vivre c’est se sentir mourir. Se peindre soi. C’est aussi peindre ce qui n’est pas soi en soi. Cette mixture. Cette bigarrerie des choses qui nous composent. Pour son livre sans « composition », on dit qu’il a lu les Nuits Attiques d’Aulu-Gelle, et que lui a plu ce mélange d’anecdotes, de notes et de digressions qui ressemblent à une conversation que l’on tient pour se désennuyer des longues soirées d’hiver.
« Dans la vie il n’y a pas de sujets bien tranchés : tout y est mêlé, le profond et le mesquin, le tragique et le ridicule » écrivit Anton Tchekhov à Alexandre Kouprine. Montaigne le sait déjà. Il note le ridicule de ses actions au cœur sublime de ses discours : « J’ay fait ce que j’ay voulu. Tout le monde me reconnait en mon livre, & mon livre en moy. Or j’ay une condition singeresse & imitatrice : quand je me meslois de faire des vers, & n’en fis jamais que des latins, ils accusaient évidemment le poète que je venais dernièrement de lire: (…) Qui que je regarde avec attention, m’imprime facilement quelque chose du sien. Ce que je considère, je l’usurpe… »
Ces diversités d’être, ces scintillements, ces espaces logés toujours entre naître et mourir, cela ressemble à des scènes, à des espaces théâtraux. On sait qu’il a fait du théâtre au Collège jésuite de Guyenne, à Bordeaux. « Je ne sache point de meilleure école à former à la vie que de lui proposer incessamment la diversité de tant d’autres vies… » Sa double répugnance à revoir les mêmes lieux comme à répéter les mêmes pensées tient à cela : il s’agit d’accepter que le temps nous déploie au point presque de ne plus se reconnaître ; d’ailleurs, il « hait à se reconnaître ». Puisque seules les variations sont vraies. Etre c’est être d’un temps. Un climat. Le temps. « Je veux arrêter la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma saisie. » écrit-il encore, faisant écho à sa lecture de Sénèque.
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