La peau de l’image (ou l’Ange de l’histoire)

L’univers photographique de Lisa Sartorio

Klee, Angelus Novus

« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus » écrit Walter Benjamin dans Le concept d’Histoire. (C’est un tableau qu’il connaissait bien, il lui appartenait.) « Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. »

Des images pensives

Quand Lisa Sartorio a commencé à me montrer son nouveau travail, ça a commencé par des portraits. Ça a continué par des lieux. A la réflexion (bien trop rapide) peut-être me suis-je dit avec peu d’originalité qu’elle avait travaillé ses portraits comme des lieux – et ces lieux comme des portraits : je dis « ces lieux » parce que je sais maintenant que ce sont ces « lieux-là », des lieux de guerres ou de massacres, scènes vides où s’est déroulée la répétition de l’apocalypse, où s’est creusé le gouffre qui travaille l’imaginaire humain, des espaces de la disparition du langage, ces lieux où se sont perdus le récit des témoins, et que ces « lieux-là » n’appartiennent à personne, qu’en général on préfère les évoquer pour ne pas les montrer. Ainsi que ces visages, qu’on appela les gueules cassées, qui traversèrent les années qui suivirent la Première Guerre mondiale comme des fantômes au passage desquels on détournait pudiquement les yeux. Pudeur, ou hypocrisie collective. A la même époque, Paul Klee lui même marqué dans sa chair par la guerre, se refusait à peindre « réaliste » : dans ce monde contemporain horrible que l’expérience des massacres avait révélé, l’art devait se faire abstrait, à proprement parler : défiguratif. Le propos des portraits photographiques de Lisa Sartorio en est l’écho original cent ans plus tard.

La fleur au fusil, Lisa Sartorio ©2018

A proprement dire, ils sont la beauté défigurative de ces figures défigurées, qu’on chercha à englober dans un ensemble archétypal pour mieux en oublier la destinée ou le regard individuel. Car voilà ce à quoi porte les images de Lisa : à la pensée défigurative de l’image photographique ; à la dimension pensive des images : leur capacité de présence est une pensivité. Voilà ce qu’elle appelle la peau de l’image. Et cela questionne immédiatement la re-présentation des choses : cela questionne immédiatement l’Histoire.

Le « ça a été » et le « ça n’est plus »

Repenser visuellement une catastrophe, redonner à voir les visages et les lieux de l’oubli, contempler l’impassibilité du monde d’après, c’est charger l’apparence de la résonance d’un récit à l’endroit même où le récit s’efface. C’est tout à la fois libérer l’image de sa fonction de témoin, la vider de sa substance d’informations pour lui rendre une possibilité de questionnement d’un oubli dont tous les survivants seraient responsables. Seul le savoir atteste. On peut regarder une image sans savoir, être fasciné par ses langueurs, ses étendues, ses contractions, ses replis et déchirures, saisi par la brillance humide de sa surface, par ses obscurités qui se veulent une profondeur contenue, ses efflorescences d’écume.

Lisa Sartorio, série Ici ou ailleurs ©2018

Les images de Lisa font entendre, sourdement, qu’il y a toujours un seuil de savoir dans le voir, mais aussi qu’il y a toujours un voir dans le connaître. Car tout est toujours l’affaire d’une actualité de perception et de sa co-présence à un savoir : une image photographique n’est jamais une information, mais une interprétation. Et si tant est qu’une image puisse nous informer sur les choses elle ne nous informerait, contrairement à ce que notre système de communication d’actualités tend à faire croire, que d’un « présent-passé », à la façon de la lumière qui nous parvient d’une étoile longtemps après qu’elle a brillé, c’est à dire qu’elle ne nous informerait que de la distance du spectateur à l’objet regardé : or, ce n’est pas la distance qui intéresse Lisa dans une image, mais bien l’abolition de sa distance, sa proximité, sa peau : son expérience. D’où la nécessité pour son spectateur de trouver sa place, parfois de se rapprocher pour percevoir le plus petit détail, parfois de s’éloigner pour considérer la stupeur d’un ensemble. Dans ces jeux d’espaces, dans ces pliures existent des raccourcis qui sont encore de la pensée.

Vers un nouveau Baroque

Les images de Lisa Sartorio s’emparent de la question décorative des cataclysmes quand ils sont insuffisamment pensés. Elles font légendes muettes, histoires qu’on ne se raconte plus – informations à somme nulle où ce qui reste d’apparence peut se faire fleurs ou lambeaux. Cette inquiétante étrangeté du visible redonne corps au passé : car la peau des images a toujours eu cette ambition là, de sauver les êtres par leur apparence, et dans la saisie photographique de l’instant de découvrir le scintillement d’une éternité. L’éternité, un gros mot depuis longtemps dépassé, qui assimile l’activité artistique à la religiosité de laquelle historiquement elle ressort. Lisa Sartorio n’est pas dupe de ces métamorphoses. Il y a ce noir et blanc d’ex-voto profane qui fait trembler les regards au fond de ses portraits cassés. Il y a ces déflagrations de grisailles devenues comme solides dans des architectures en ruine que l’on pressent plus fragiles désormais que le reste de lumière qui les baigne.

La peau de l’image, c’est aussi la pelure de ce qui reste après que tout ce soit passé. L’image photographique se fait résidu, reste et résultat des processus qu’elle représente et qui ont procédé à son émergence : grattée, pelée, pliée, déchirée, comme percée par l’hésitation originelle d’une apparition ou d’une disparition. Lisa sait que le temps fuit, quels que soient les barrages qu’on lui oppose. Elle sait que les histoires, tout comme l’Histoire s’oublient. En elle, se tient le sens du Baroque : celui du temps des métamorphoses perpétuelles, de l’instabilité des mondes et de leurs interprétations, celui de la cocasserie où tout se mêle constamment, le grand et le petit, le tragique et le ridicule. Ainsi ses mondes d’images muettes où l’on entend crier est-il pareil à ces perles irrégulières aux stries imprécises, sans symétrie, que les Portugais appelaient barocco et dont on fit le nom d’une période de l’art et le qualificatif d’un sentiment.

Les images de Lisa pensent – et leur pensivité est une lenteur. A la minutie des pliages et des découpes, à une certaine densité d’abandon répond en nous une rêverie germinative, comme si chaque image demandait son apprentissage, exigeant de nous une forme d’écho. A une époque plus que jamais dominée par l’algorithme des machines et la masse des informations, les images de Lisa Sartorio, ce sont des instants entiers qu’il s’agit de regarder pour faire l’expérience des mondes et des oublis qu’ils contiennent.