Notes pour un traité contre la rime dans la chanson (réédition)

Il y a un lien entre Utopie et Mélancolie. Le mélancolique souffre du monde tel qu’il est. Ou de l’existence telle qu’elle va. Quelque chose coince. Quelque chose s’ennuie. Alors ça pense. Danger. Ergote, tourne en rond. Retourne sur soi, pour s’apaiser. Se construit un espace intérieur, où ça coince moins, où ça respire mieux. L’Utopie arrive. C’est la marche d’après. C’est déjà dans Robert Burton, un ecclésiastique anglais du XVIIe siècle : il tient la mélancolie pour un état dont souffre l’univers. Pas seulement l’Homme, mais les nations, les animaux, les plantes, les pierres. Il écrit donc une « Anatomie de la mélancolie » (un « Notre Dame » de la littérature disait Vigny, un bouquin considéré comme un chef-d’œuvre jusqu’au milieu du XIXe siècle, et oublié depuis). Il veut en faire l’analyse. Il en tire la nécessité d’imaginer une société idéale, d’où toute mélancolie, toute détresse seraient exclues. Démarche farfelue  ? Le propos n’est pas là.

Jacques Tati, Calder


Pourquoi parler de ça en ce qui concerne la chanson ? C’est qu’en réalité la chanson, aussi légère qu’elle soit, la chanson ne parle que de ça.  De nos difficultés à vivre, de nos désirs d’ailleurs. De nos désirs de désir.  Même les chansons d’amour, apparemment les plus nombreuses, pourtant les plus difficiles à écrire, peuvent se lire comme une oscillation particulière entre ces deux pôles : mélancolie, et utopie. Tout vient de là. Ça ne manque pas d’humour. Est-ce la raison pour laquelle nos variétés contemporaines ne disent plus rien, ou si peu ? C’est une hypothèse, d’autant que cette aphasie ne semble pas toucher uniquement l’expression musicale populaire : en reflet de la disparition d’utopies politiques (et parfois de l’idée même de progrès), la chanson se contente, comme beaucoup, et pour beaucoup, de se reproduire en son ancienne forme. Et pour ne pas se parodier trop évidemment, avec le temps qui passe, elle se résume à changer d’atours musicaux : jazz, rock, pop, reggae, raga, rap, électro, house, on remplace les arrangements et les styles comme on change de garde-robe, selon la saison. Et pour ce qui est des paroles ? On croirait assister à la mise en œuvre du concept surréaliste de « plagiat par anticipation » : les textes et les sentiments exprimés se ressemblent tant qu’il n’est plus rare d’écrire aujourd’hui ce que quelqu’un d’autre écrira demain.

C’est entendu. La « forme » chanson n’est pas innocente de cet état de fait. Couplets, refrains et rimes offrent un cadre rigide d’expression.  Mais on s’en était sorti, et plutôt bien, au XXe siècle.  Peut-être trop bien d’ailleurs : Trenet, Brel, Brassens, Vian, Ferré, Nougaro, Gainsbourg… Pour ne parler que des morts, une pléiade… (Là encore, on pourrait parler d’utopie :  une utopie rétrospective, c’est-à-dire finalement de la forme conservatrice de l’utopie, une utopie à rebours, identifiée plus couramment sous le terme de nostalgie : on rêve à l’âge d’or des variétés, ou de la chanson d’auteur.)

C’est qu’on peut toujours s’inspirer d’idéaux périmés, jamais d’idéaux à venir.


En 1922 les surréalistes avaient banni la rime de leur production poétique. Ils en parlaient comme d’une paire de claques : on en entend une – et on attend l’autre. L’aller-retour. Le peu de surprises que cette contrainte très souvent entraine était pour eux l’inverse du sentiment poétique. En chanson pourtant, ça a duré. Quatre-vingt cinq ans plus tard, les textes rimés ont toujours la part belle dans l’expression populaire. Entendons-nous : ce n’est pas à l’absence de talent, ou aux lieux communs débités qu’il faut s’en prendre. Le couple « Amour/toujours » est un joli slogan, qui en vaut bien un autre après tout, et c’est l’arbre qui cache la forêt. Mais réfléchissons un peu au corset rimé que la chanson, et la culture musicale populaire dans son ensemble (slam, rap, rock et variétés) tient à porter : tout se passe comme si l’objet n’était plus de penser, mais de faire. La rime sert bien souvent de faux-nez poétique à des paroles qui n’ont de texte de chanson que le fait d’avoir été déposées comme tel à la SACEM. Bref, la question qu’il convient de se poser reste celle-ci : pourquoi, finalement est-ce la chanson de mirliton qui est la plus courante ?


C’est que dans le processus de création (le mot est trop fort, parlons d’élaboration, comme on le fait pour les parfums et les cocktails) depuis une trentaine d’années la musique a pris le pas sur les paroles : on compose, on chante yaourt-yogourt, puis on écrit le texte. La recette (ou le procédé) s’explique, et les plus grands en ont fait leur miel (que l’on songe seulement à la virtuosité du “A bout de souffle” sur le “Blue Rondo à la turque”…) La rime y garde alors sa saveur avec ses fonctions rythmiques et musicales. Mais dans les cas les plus courants, face à l’équation que le nombre de notes mélodiques laisse aux syllabes, la pauvreté lexicale et sémantique de nos poseurs de mots est percée à jour : l’emploi de la rime vient “justifier” le texte, en lui donnant le signe (« je suis poème, je suis chanson« ) que le reste de ses composants lui dénient. Elle fait signe, à la façon de ces enseignes moyenâgeuses où une choppe de bière désignait une taverne, et le dessin du groin d’un cochon une charcuterie. Signe d’autant plus simple à manipuler que le français est une langue merveilleuse, qui comme toutes les autres langues merveilleuses, dispose d’un nombre limité de phonèmes dont certains sont de loin plus courants que d’autres : prenez les verbes du premier groupe, auquel vous ajoutez leurs participes passés, et vous disposez du bon cinquième d’un dictionnaire de rimes; ajoutez-y les adverbes en -ment, les participes présents – et vous en aurez le quart.

Et pour la plupart des paroliers, c’est véritablement très pratique n’est-ce pas… En termes de langue de bois, on fait des économies d’échelle.

(Ce texte, qui maintenant a plus de dix ans, fut publié la première fois dans la revue d’Arcadi, dont la récente dissolution témoigne une nouvelle fois de la bêtise d’une époque vis à vis du monde culturel – et auquel cette rapide réédition me permet de rendre hommage.)