Carnet de notes 1 : sur Le bilan de l’intelligence, de Paul Valéry.

(Conférence prononcée le 16 janvier 1935 – et dont les résonances aujourd’hui ne cessent pas d’être troublantes : comme si les rapports aux nouveautés technologiques nous brusquaient toujours de la même façon, comme si, dans la violence de leur rapidité étincelait le vertige d’une perte de sens)

« … je vous disais en substance qu’un désordre dont on ne pouvait imaginer le terme s’observe à présent dans tous les domaines. Nous le trouvons autour de nous comme en nous-mêmes, dans nos journées, dans notre allure, dans les journaux, dans nos plaisirs, jusque dans notre savoir. L’interruption, l’incohérence, la surprise sont des conditions ordinaires de nos vies. Elles sont même devenues de véritables besoins chez beaucoup d’individus dont l’esprit, en quelque sorte, ne se nourrit plus que de variations brusques et d’excitations toujours renouvelées. Les mots « sensationnel », « impressionnant », qu’on emploie couramment aujourd’hui sont des mots qui peignent une époque. Nous ne supportons plus la durée. (…) Nous ne regardons plus le passé comme un fils regarde son père, duquel il peut apprendre quelque chose, mais comme un homme fait regarde un enfant. (…)

En somme, nous avons le privilège, ou le malheur très intéressant, d’assister à une transformation profonde, rapide, irrésistible de toutes les conditions de l’action humaine. (…) je vous dirai que l’on pouvait encore, il y a trente ans, examiner les choses de ce monde sous un aspect historique, c’est à dire qu’il était alors dans l’esprit de tous de chercher, dans le présent d’alors, la suite et le développement assez intelligibles des événements qui s’étaient produits dans le passé. La continuité régnait dans les esprits. On trouvait, sans grande difficulté, des modèles, des exemples, des précédents, des causes… (…) Mais, pendant les trente ou quarante ans que nous venons de vivre, trop de nouveautés se sont introduites, dans tous les domaines. (…) L’homme se trouve assailli par une quantité de questions auxquelles aucun homme, jusque ici, n’avait songé, philosophe ou non, savant ou non ; tout le monde est comme surpris. Tout homme appartient à deux ères.

(…) De là, cette impression générale d’impuissance (…) D’un côté, un passé qui n’est pas aboli ni oublié, mais un passé duquel nous ne pouvons à peu près rien tirer qui nous oriente dans le présent et nous donne à imaginer le futur. De l’autre un avenir sans la moindre figure. Nous sommes, chaque jour, à la merci d’une invention, d’un accident, matériel ou intellectuel. (…)

On peut dire que tout ce que nous savons, c’est à dire tout ce que nous pouvons, a fini par s’opposer à ce que nous sommes (…) L’homme moderne s’enivre de dissipation. Abus de vitesse, abus de lumières, abus de toniques, de stupéfiants, d’excitants… Abus de fréquence dans les impressions ; abus de diversité ; abus de résonance ; abus de merveilles… [A la rareté de la lumière d’hier] l’oeil aujourd’hui réclame vingt, cinquante, cent bougies… (…) les événements eux-mêmes sont réclamés comme une nourriture jamais assez relevée. S’il n’y a point, le matin, quelque grand malheur dans le monde, nous sentons un certain vide (…) Les journées de travail sont mesurées et ses heures comptées par la loi. Mais je dis que le loisir intérieur, qui est tout autre chose que le loisir chronométrique, se perd. Nous perdons cette paix essentielle des profondeurs de l’être, cette absence sans prix, pendant laquelle les éléments les plus délicats de la vie se rafraichissent et se réconfortent (…) Voyez en vous et autour de vous ! Les progrès de l’insomnie  sont remarquables…. (…) 

Il n’y avait pas de minutes ni de secondes pour les anciens. (…) le 20e de seconde lui-même commence à n’être plus négligeable dans certains domaines de la pratique. (…) Une des marques de la défaillance de caractère de notre temps est de subordonner l’action au contrôle de l’action et de placer la défiance et la délibération un peu partout.  (…)

Nous possédons en nous toute une réserve de formules, de dénominations, de locutions toutes prêtes, qui sont de pure imitation, qui nous délivrent du soin de penser, et que nous avons tendance à prendre pour des solutions valables et appropriées. Nous répondrons le plus souvent à ce qui nous frappe par des paroles dont nous ne sommes pas les véritables auteurs. (…) Quant aux livres, on n’en a jamais tant publié. On n’a jamais tant lu, ou plutôt tant parcouru… Le langage s’use en nous. (…) D’ailleurs, la quantité des publications (…) le flux des choses qui s’impriment ou se diffusent (…) emportent du matin au soir les jugements et les impressions…. où rien ne dure, rien ne domine , et nous éprouvons l’étrange impression de la monotonie de la nouveauté, et de l’ennui des merveilles et des extrêmes. »

Et Paul Valéry, de conclure (je le rappelle, en 1935) : (il faut) « concevoir des craintes sérieuses sur les destins de l’intelligence telle que nous la concevions jusqu’ici : l’individu, c’est la liberté de l’esprit. Il nous faut une hygiène sportive de la pratique intellectuelle.]