Ce qu’il savait d’expérience, c’est que la rêverie qui nous gagne quand nous travaillons avec nos mains, avec nos muscles, si nous réussissons à nous maintenir dans une forme d’éveil, en attention permanente, à ne pas nous faire happer par la mécanique du geste répété, que cette rêverie qui nous saisit était une forme de pensée : pensée non-conceptuelle mais pensée du soleil qui vous chauffe le dos quand vous suez à ratisser le sel d’un marais, pensée de l’éternité de la terre que vous remuez à coup de pelle, pensée de la main qui coupe la lavande, pensée des reins cassés par la brouette, pensées des doigts de l’ajusteur, pensée de la main qui sale la soupe, pensée du vivant occupé à vivre.
Ouvrier, il ressentait la fierté d’une vie consciente de son corps, à travers lequel il renouait avec les sensations de tous les êtres qui travaillent, depuis la nuit des temps. Écrivain, Georges Navel sut l’écrire plus qu’admirablement : il y aurait trop à citer pour faire connaître une des voix les plus rares de la littérature française du XXe siècle. Osons celle-ci, tirée de Travaux : « Je m’étonnais de trouver tant de connaissance dans la simple peau des doigts. J’essayais de vivre complètement réveillé, toujours conscient du moment, de la chose, du geste. L’adulte vit endormi dans ses habitudes (…) La vie, c’est ce qu’on touche, les mêmes sensations amènent aussi les mêmes songes. En me donnant leur main, les bucherons, les vignerons, les manants m’avaient aussi donné ce qui était passé dans leur tête, qu’elle soit à crinière rousse ou blonde. »
La pensée de l’autre, comme début de conscience de soi.
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