Il recopia un premier haïku d’Issa : « Renaissants, tels des papillons dans les champs, peut-être serons-nous heureux ensemble ». Il regarda un instant l’encre sécher, imprégnant les fibres fines du papier, des fibres de murier qui se prêtaient poliment à cette réincarnation savante. Son esprit rêva un peu. Il ne pouvait se défendre de cette idée que la matière, de façon aveugle mais infaillible, se souvient toujours. Il l’écrira : « … au cœur de toute cette matière vivante, sommeillent d’incommensurables possibilités, par le motif tout simple qu’il n’est point, en dernière analyse, d’atome en qui ne repose l’expérience indestructible et infinie de milliards de milliards d’univers disparus. »
Ce soir-là était un doux soir d’automne. Koizumi collectionnait pour un article les poèmes qui s’étaient donné pour héros des insectes. Il s’agissait de faire comprendre à l’homme occidental un rapport inconnu au vivant que la fête aux lucioles ou la chasse aux insectes chanteurs dessinait ici : un rapport d’être à être. Comprendre que l’appareil stridulatoire des cigales ne doit pas être considéré comme un instrument de musique, mais comme un organe de la parole, trahissant, ou traduisant des émotions ainsi que les animaux avec leurs cordes vocales (avec ceci d’extraordinaire que les cordes vocales de l’insecte, parfois verdâtres comme de l’herbe, sont externes). Il faut entendre la voix, le cri, la plainte de la cigale prise au bec d’un oiseau. La sagesse de l’Orient l’entend. « Et celui qui s’en pénètre entend la voix des insectes. » C’est ainsi depuis des siècles. Dans le Dit du Genji déjà, aucune ironie donc à découvrir cette phrase : « les femmes de chambres reçurent l’ordre d’aller au jardin donner un peu d’eau aux insectes. »
Il recopia ensuite un poème d’automne, qu’il calcula avoir à peu près mille ans : « Le chant (des grillons) est toujours le même, mais les tons diffèrent. C’est peut-être que le chagrin s’accorde au cœur de chacun » – Izumi Shikibu.
Lui-même en faisait cette saison l’expérience. Il s’était acheté un kusa-hibari en cage. Une alouette d’herbe : un grillon de la taille d’un moustique, qui chantait toutes les nuits dans son bureau. Et chaque nuit c’était une vibration claire et douce, d’une ineffable délicatesse, qui s’élevait pour s’arrêter avec le jour. Tellement minuscule, cet atome enchanteur, que souvent, il était obligé de tourner la petite cage voilée sur elle-même pour redécouvrir l’insecte, pendu la tête en bas, au-dessus des minces pelures de fruits et de melon jaune qu’on lui donnait à manger.
La saison était déjà bien avancée, et comme on avait veillé à ce qu’il fasse toujours suffisamment chaud dans son bureau il était certain que ce petit être était devenu suffisamment vieux pour avoir survécu à l’ensemble des grillons de sa génération laissés à la nature. Il chantait encore. Il chantait l’amour et l’épouse qui ne viendrait pas. « Cette chanson on ne lui a pas apprise bien entendu. Elle réside dans la mémoire organique, la mémoire profonde et vague de milliards d’autres vies antérieurement vécues… Alors la chanson lui ramène l’amour – et la mort. De la mort, il a tout oublié, mais il se souvient de l’amour et il chante toujours (…) C’est ainsi que son désir inconscient est rétrospectif. Il s’adresse à la poussière du passé, il fait appel au silence et aux dieux, implorant le retour des temps. Les humains amoureux font quelque chose de très semblable sans le savoir… » écrira admirablement Koizumi, une fois son insecte mort, parce qu’une domestique aura oublié pendant une semaine de le nourrir. Comme il avait continué à chanter on ne s’en était pas aperçu. Il s’était dévoré les pattes.
« Peut-être après tout n’est-ce pas la pire des destinées pour qui a reçu le don du chant. Il est des grillons humains qui, pour continuer à chanter, dévorent leur propre cœur… » Malgré l’élégance de la formule, Lafcadio Koizumi fut cet hiver-là inconsolable.