Les Voyages ordinaires, Tome 3 (Extrait 1)

En attendant la sortie du tome 2 cet automne des Voyages ordinaires, le tome 3 s’est écrit. Combien de temps encore avant qu’il sorte ? Je ne sais pas. Mais l’écriture est quotidienne. Tout continue.

« Ici, nous sommes chez Jules Verne. 20 000 lieues sous les mers.  Ned Land, le professeur Arronax et son serviteur regardent à travers le grand hublot du Nautilus une pieuvre géante, et les paysages inconnus des fonds marins : bien entendu, ce ne sont pas encore les abysses, ce sont des eaux toujours largement balayées de lumière, mais les découvertes sont là, offertes aux regards, en tableaux successifs, comme dans une ronde d’illustrations d’articles encyclopédiques à écrire ; et à travers eux nous regardons là où le regard humain auparavant se voilait ; le savoir jusqu’ici secret  arrive comme un voir, et c’est ainsi qu’une part de la peinture de voyage botanique et zoologique se donnait, tout comme dans les premiers cirques itinérants ou dans les zoos des villes se donnaient à voir les animaux exotiques et le lointain rêvé dont on les avait extraits.

Ce gigantesque sténopé du hublot du Nautilus annonce le cinéma, et sa force déictique muette ne se double pas encore, sinon par quelques remarques du professeur et de Némo lui-même, de la force de nominations magiques que les conteurs et certains scientifiques savent utiliser. Car l’exotisme du nom des découvertes participent à leur séduction, comme en une forme de précompréhension musicale de l’objet éloigné, la rareté du mot permettant « presque » de faire voir (tout est dans le presque) : sans doute est-ce à cette magie des mots rares que Becan avait cédé ; et c’est ainsi que les obscurs conteurs marins chez Melville, tout comme les conteurs paysans des veillées, dévoilaient avec quelques pans du monde des parts de savoirs rêvés ; que depuis longtemps existent des écrivains arpenteurs et des écrivains nautoniers : rhapsodes et marchands d’histoires, offrant ici à leur retour le pouvoir du savoir du lointain.

Et plus fondamentalement encore : que tout roman qui s’écrit cherche à jongler avec ses visions comme si elles étaient magiquement tirées du fil de l’horizon, comme ces ballons gonflés tirés d’un foulard tendu lors d’une représentation de cirque. »